jeudi 13 mars 2008

Être ou ne pas être... un singe

L'ouvrage d'Andrew Keen qui a pour titre "The Cult of the amateur" et pour sous-titre "how today's internet is killing our culture" se présente comme l'oeuvre d'un repenti, d'un converti à rebours, d'un pourfendeur du Web 2.0 finalement revenu à la raison. L'auteur entre dans la catégorie des individus qui brûlent ce qu'ils ont adoré, qui diabolisent ce qu'ils ont sanctifié.
Bref un born-again qui, ayant triomphé de la tentation du web 2.0, est à nouveau conquis par les vertus des médias traditionnels.
Le brûlot regorge d'oppositions binaires qui tissent une rhétorique fascinante : amateur / expert, web 2.0 / médias traditionnels, vérité / relativisme, qualité / rebut, ordre / chaos, auteur / remixeur, culture / degré zéro de la culture...
Bref lire ce genre d'ouvrage est au premier abord dangereux pour quiconque se propose d'examiner l'hypothèse oxymoronique d'une Bibliographie nationale 2.0. Andrew Keen assène avec brio un nombre d'arguments suffisants pour faire perdre la foi aux évangélistes les plus zélés du web 2.0. Mais si elles sont tendanciellement vraies, ses critiques ne le sont pas dans l'absolu. La flamboyance du discours, qui a sans doute contribué au succès de l'ouvrage, occulte les éventuelles objections qui pourraient être présentées.
Prenons en guise d'exemple la critique radicale des blogs à laquelle se livre Andrew Keen.
D'après celui-ci, le blog est synonyme de discours auto-centré, voire autiste, commis par des amateurs mal informés, peu éclairés, anonymes, voire mal intentionnés. Une horde sauvage dans le jardin de la culture... Mais cette définition qui stigmatise le blog en tant que forme de publication se heurte à un nombre significatif de contre-exemples : le blog n'est plus l'apanage d'adolescents qui ont remisé le journal intime sur papier cher aux générations précédentes. Il existe de nombreux blogs d'experts et spécialistes en tous domaines qui ont librement choisi la forme du blog et dont la motivation principale n'est pas de tirer recette de leur activité sur Internet.
Ce qui fait aujourd'hui un auteur, semble se plaindre Andrew Keen, ce n'est pas la qualité du contenu (qu'il invente) mais le simple fait de disposer des outils nécessaires à la publication d'un contenu. Si tout le monde est auteur, en somme, il n'y a plus d'Auteur. L'ultra-démocratie a eu sa peau. Mais le raisonnement est fallacieux. Tout le monde peut être auteur (c'est-à-dire publier sur Internet) et dans le lot, il subsiste, à n'en pas douter, des Auteurs. De grands écrivains ne tiennent-ils pas un blog? Cessent-ils pour autant d'être des Auteurs?
Andrew Keen a d'autre part une vision idéalisée de la création de contenu et surtout une vision quelque peu datée. Pour lui, tout contenu digne de ce nom est le produit d'un esprit génial, original et sans antériorité qui innove radicalement. Toute création émerge d'une tabula rasa. Quelqu'un aurait dû prendre le soin de lui rappeler la maxime pleine de modestie de Montaigne pour qui "nous ne faisons que nous entregloser". Andrew Keen a la hantise d'une culture qui n'invente plus, ne crée plus, ne progresse plus mais ressemble à une roue de hamster qui tourne dans l'infini du vide : "It's the blind leading the blind - infinite monkeys providing infinite information for infinite readers, perpetuating the cycle of misinformation and ignorance."

En créant ce blog avons-nous pour autant rejoint cette armée de singes? Nos traits sont-ils devenus simiesques? Habitons-nous la planète des Singes? Avons-nous seulement la prétention d'être des Auteurs? La production d'information ne peut se mesurer tout à fait, nous smeble-t-il, à l'aune de la création artistique.

Il est plus que temps à ce stade d'expliquer de quels singes il s'agit. Il n'est en effet pas question du surnom donné jadis à certains ouvriers typographes. L'allusion provient d'un théorème de T.H. Huxley selon lequel "if you provide infinite monkeys with infinite typewriters, some monkey somewhere will eventually create a masterpiece". Sous-entendu : les chances sont minces et mieux vaut somme toute ne pas confier de machines à écrire (ou aujourd'hui de claviers d'ordinateur) à un singe."

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